- RÉFORMISME
- RÉFORMISMESi la réforme est de tout temps et de tout pays, le réformisme, lui, est contemporain de l’essor du mouvement socialiste à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire du moment où la conquête du pouvoir politique et économique fait l’objet, de la part d’un parti, d’un projet conscient, précis et permanent. Comme le révolutionnaire, le réformiste est un homme qui ne se satisfait pas de l’état de choses existant; c’est un volontariste, un interventionniste qui, en principe, ne diffère du premier que par le choix des méthodes. Mais le mot «réformisme» est souvent pris dans un sens péjoratif, et ceux-là même dont le but est de réformer la société redoutent plus que tout d’être qualifiés de réformistes.Essor historique du réformismeConstitution du clivage politiqueLe développement du réformisme est étroitement lié au régime parlementaire et à l’espoir d’une transformation sociale par le suffrage universel. En ce sens, on pourrait dire que le réformiste est celui qui pense que la démocratie politique ouvre directement la voie à la démocratie sociale. N’est-il pas significatif que le mot «réforme» et l’adjectif «réformiste» aient été introduits dans le vocabulaire politique à la faveur de la campagne menée en Angleterre, à fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, pour une plus grande justice électorale, et qui culmine avec le Great Reform Bill de 1832, lequel procède à une répartition plus équitable des circonscriptions électorales et à une uniformisation des conditions de l’électorat? Quelques années plus tard (1838), c’est encore sur un programme de réformes électorales, visant à parachever l’œuvre incomplète de 1832, que se constitue le chartisme et que s’instaure en son sein le grand débat entre modérés, partisans de la «force morale» (R. Lovett), et révolutionnaires, partisans de la «force physique» (F. O’Connor). C’est bien la preuve que les clivages politiques se font sur les méthodes, non sur les objectifs.À la même époque, la question du suffrage agite aussi les milieux politiques français, et c’est au cri de «Vive la réforme!» que se fait la révolution de 1848.C’est cependant l’essor historique du socialisme avec la fondation de la Ire Internationale en 1864, qui fait du débat entre réformistes et révolutionnaires, au sein du mouvement ouvrier et des forces de gauche, une donnée désormais permanente de la vie politique: entre marxistes et proudhoniens, il s’agit bel et bien d’un débat entre révolutionnaires et réformistes. Dès lors seront révolutionnaires ceux qui accordent la priorité à la conquête du pouvoir politique et à la subversion radicale de l’État, seront réformistes ceux qui pensent qu’il est possible de transformer l’économie et la société en agissant sur les structures politiques existantes. Seul le syndicalisme révolutionnaire en Italie, en Espagne, aux États-Unis et surtout en France remet en cause cette distinction en prétendant agir directement et révolutionnairement sur les structures économiques et sociales; mais les idées de la C.G.T. française n’ont guère d’écho au sein de la IIe Internationale, où s’affrontent classiquement, lors du congrès d’Amsterdam (1904), à propos du «cas Millerand», les partisans d’une présence socialiste au sein d’un gouvernement bourgeois progressiste, et la majorité, autour d’August Bebel, qui condamne cette collaboration de classe comme une trahison de l’idéal révolutionnaire.Les terrains d’électionPourtant, en dépit des apparences, le réformisme n’a cessé de gagner du terrain au sein du mouvement socialiste. En France, les socialistes modérés groupés autour de Paul Brousse veulent «fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses, immédiatiser en quelque sorte quelques-unes de [leurs] revendications pour les rendre enfin possibles » (Le Prolétaire , 19 nov. 1881). Le nom de possibilistes leur restera, cependant que les révolutionnaires, sous la conduite de Guesde, choisissent la scission. À la même époque, Benoît Malon, auteur d’une étude sur le socialisme réformiste, développe dans la Revue socialiste une doctrine du «socialisme intégral» qui prétend compléter le marxisme, notamment sur les plans philosophique et moral, tout en définissant un traitement progressif et gradualiste de la question sociale. Dans les idées de Malon, on trouve en germe beaucoup de ce qui caractérisera un peu plus tard la pensée et l’action de Jaurès. Dans son célèbre discours de Saint-Mandé (1896), prélude à son entrée dans le cabinet Waldeck-Rousseau, Alexandre Millerand déclare: «Nous ne nous adressons qu’au suffrage universel. C’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement. Nous ne réclamons que le droit de le persuader.» On ne saurait définir plus brièvement et plus clairement le fond de la pensée réformiste: action par le suffrage universel, action sur le suffrage universel.De son côté, Guesde, qui se veut le représentant authentique du marxisme en France, se rapproche de ses adversaires dans son comportement, privilégiant d’une manière sans cesse plus exclusive la voie électorale.À la différence de la France, où il apparaît toujours comme un affadissement de l’idée révolutionnaire, le réformisme trouve en Angleterre son terrain d’élection privilégié. Ici, c’est la tendance révolutionnaire qui semble être l’élément pathologique, quelque bizarre excroissance de la pensée réformiste. À l’origine du Parti travailliste (1900), n’y a-t-il pas des intellectuels réformistes comme les Webb, G. B. Shaw et H. G. Wells, qui ont fondé la Fabian Society? Cette référence à Fabius le Temporisateur est en soi tout un programme. N’y a-t-il pas surtout les trade-unions, pour qui le parti n’est que le prolongement sur les plans électoral et parlementaire de l’action économique menée dans les usines?La meilleure preuve de l’adaptation du Parti travailliste à la société britannique, c’est que, après avoir un temps troublé le bipartisme traditionnel libéraux-conservateurs, il a fini par le rétablir à son profit en laminant progressivement les libéraux et en interdisant à toute formation rivale de se développer sur sa gauche.Toutefois, c’est en Allemagne que l’affrontement entre le marxisme orthodoxe et sa «révision» par Eduard Bernstein dans un sens réformiste est le plus net, en théorie tout au moins, et le plus spectaculaire, en raison de la place prédominante de la social-démocratie allemande au sein de la IIe Internationale. La révision à laquelle procède Bernstein se développe conjointement sur deux plans. Sur le plan moral d’abord: face à la vision déterministe et quasi mécaniste de l’évolution sociale qu’incarne le marxisme orthodoxe, il souligne la dimension volontariste et éthique que comporte à ses yeux le socialisme. Le socialiste n’est pas seulement celui qui lit mieux les événements; il est celui qui s’efforce de les orienter dans un sens conforme aux plus hautes exigences morales, celles du respect et du développement de la personne. Par ailleurs, l’évolution des sociétés industrielles est en contradiction avec la vision catastrophique de Marx: le capital est en voie de démocratisation, la gravité des crises économiques s’atténue. En conséquence, les tendances révolutionnaires s’affaiblissent au sein de la classe ouvrière, la lutte des classes diminue d’intensité. Dans ces conditions, la voie révolutionnaire n’est ni la plus vraisemblable ni la plus souhaitable. Il faut au contraire jouer le jeu du suffrage universel et de la démocratie politique: «La plus importante des questions de tactique que la social-démocratie ait à résoudre actuellement me paraît être celle du meilleur moyen d’élargir les droits politiques et économiques des travailleurs allemands.» Et Bernstein d’encourager la social-démocratie à «s’émanciper de la phraséologie du passé et à vouloir par-delà ce qu’actuellement elle est en réalité: un parti de réformes démocratiques et socialistes».En constatant l’affaiblissement de la lutte des classes dans les pays industriels, en conjurant la social-démocratie de réduire l’écart qui sépare son discours théorique de son comportement pratique, Bernstein a touché juste: la véhémence des réactions de Kautsky, de Rosa Luxemburg, de Lénine pourrait en témoigner. En substituant à l’action du prolétariat tout entier, dont il n’attend que trade-unionisme (c’est-à-dire réformisme), l’initiative d’un groupe restreint et discipliné de révolutionnaires professionnels où prédominent les intellectuels bourgeois, Lénine donne au fond raison à Bernstein; il procède lui aussi, à sa manière, à une «révision» du marxisme dans un sens plus volontariste. De sorte qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la situation est la suivante: le réformisme triomphe dans les pays industriellement développés, cependant que le marxisme révolutionnaire entame une seconde carrière comme idéologie mobilisatrice dans les pays sous-développés.La politique réformisteLes événements historiques ont en somme confirmé les analyses des fabiens anglais, de Millerand et de Bernstein: les grands pays industriels occidentaux n’ont pas connu la révolution. La situation matérielle de la classe ouvrière s’est améliorée au fur et à mesure de la croissance économique; la classe ouvrière continue de s’intégrer à la société et se tourne de moins en moins vers les solutions révolutionnaires. Peut-on dire pour autant que le socialisme réformiste y a triomphé? Oui sans doute, si l’on se place du point de vue économique: un vaste système de sécurité sociale a été mis en place, l’accès à l’instruction des classes laborieuses a été facilité, les relations professionnelles se sont améliorées en s’institutionnalisant, et les syndicats de travailleurs ont pris une place croissante dans la vie de ces pays. Mais ces succès du réformisme n’ont été qu’exceptionnellement ceux du socialisme: le réformisme apparaît de moins en moins comme une option socialiste particulière et de plus en plus comme la réponse des classes dirigeantes aux menaces que faisait peser sur elles la situation d’extériorité, voire d’exclusion, de la classe ouvrière par rapport à la société globale. De non révolutionnaire, le réformisme est devenu, en raison même de ses succès, contre-révolutionnaire.Le socialisme réformiste peut se prévaloir de la part prépondérante qu’il a prise dans l’amélioration de la situation des classes laborieuses. Le rôle des syndicats allemands dans la mise en place d’un système de cogestion; celui des forces socialistes en France, des travaillistes en Angleterre dans l’instauration de la sécurité sociale; la collaboration des syndicats américains à la législation du New Deal, notamment en matière de relations sociales (Wagner Act de 1935): tous ces faits montrent assez que les classes dirigeantes ne font des concessions aux travailleurs que sous la pression de ces derniers. En ce sens, le socialisme réformiste et plus encore le syndicalisme réformiste sont devenus des groupes de pression au sein du système capitaliste en faveur des classes laborieuses. Pour partiels qu’ils soient, les résultats qu’ils ont obtenus sont très importants: ce sont souvent les mêmes dont les régimes socialistes de l’Est se prévalaient pour démontrer la supériorité de leur système. Certes, les critiques marxistes ne manquèrent jamais de souligner que ce type d’action contribue au renforcement du système capitaliste, en le rendant plus supportable. Et l’on peut s’interroger sur le rôle de la revendication syndicale comme aiguillon de l’expansion capitaliste. Mais s’agit-il toujours du même capitalisme? Il faudra au moins reconnaître que l’action réformiste a obligé les révolutionnaires à déplacer l’accent de leur critique, qui désormais porte moins sur l’exploitation (en termes économiques) que sur l’aliénation (en termes culturels); cependant, à ce point de vue, on observe des divergences entre les marxistes. En revanche, le socialisme réformiste n’a pas obtenu sur le plan politique des résultats comparables. À l’exception de la Suède, il n’a jamais réussi à se maintenir longtemps au pouvoir. En France, le Front populaire, expérience ambiguë de l’aveu même de ses dirigeants, n’a été qu’une courte parenthèse dans l’histoire politique du pays. Les deux premières expériences travaillistes en Grande-Bretagne, sous la direction de James Ramsay Macdonald (1924, 1929-1931), ont été de courte durée et se sont soldées par des échecs. Depuis lors, les travaillistes sont revenus au pouvoir à trois reprises pour de plus longs laps de temps (Clement Attlee, de 1945 à 1951; Harold Wilson, de 1964 à 1970; James Callaghan, de 1974 à 1979), mais c’est au prix de la transformation du parti ouvrier en parti de classes moyennes. Il est significatif que l’expérience Wilson ait été marquée par un violent conflit entre les syndicats et le gouvernement sur la réglementation du droit de grève. De même, les sociaux-démocrates allemands sont revenus au pouvoir avec Willy Brandt, quarante années après la démission du chancelier Hermann Muller en 1930. Entre-temps, au congrès de Bad-Godesberg (1959), ils ont renoncé à leur programme socialiste et annoncé par la voix du fils de Kautsky que, «de parti de la classe ouvrière, le S.P.D. est devenu un parti du peuple».Après tout, il n’y a rien là que de très naturel dans l’optique réformiste que définissait Bernstein à la fin du siècle dernier: il est normal que la classe ouvrière se fonde dans la société et que le socialisme finisse par s’épuiser dans la démocratie. Il est infiniment plus grave pour le réformisme de n’avoir pas réussi à réduire l’écart sociologique et psychologique qui sépare les travailleurs du pouvoir, tant politique qu’économique. La division sociale du travail a maintenu dans la société, entre classe dominante et classe dominée, une opposition que les ascensions individuelles, dues notamment à la démocratisation de l’enseignement, ne peuvent vraiment dissimuler. Dans le système capitaliste avancé, les travailleurs ne sont plus au ban de la société de consommation; mais ils restent à l’écart de la société dirigeante. Ils continuent d’être dépendants.Dialectique réforme-révolutionRéforme, révolution: alors que le premier mot, qui évoque d’abord l’aventure spirituelle de Luther, dérive du vocabulaire religieux vers le vocabulaire politique, le second, qui est d’abord politique, finit souvent par désigner une forme particulière de religiosité temporelle. La logique politique est toujours, peu ou prou, une logique passionnelle qui tend à aligner la nature de son diagnostic sur l’ordre de ses désirs. Pour le révolutionnaire, le réformisme est à combattre à la fois parce qu’il ne peut qu’échouer et aussi parce qu’il risque de réussir. La contradiction est allègrement assumée. Et pourtant, dans le meilleur des cas, la révolution n’est rien d’autre que la réforme poursuivie par d’autres moyens. Lorsqu’une société finit par perdre la flexibilité indispensable à tout ensemble politique et écarte indéfiniment des réformes devenues nécessaires, la révolution devient alors la seule issue. Certes, dans le tempérament révolutionnaire, on découvrirait tout autre chose: la négativité purificatrice, la volonté de maintenir intacte l’autonomie culturelle d’un milieu donné. Mais le tempérament révolutionnaire ne fait pas plus la révolution que la générosité ou l’instinct de conservation ne suffisent à produire des réformes. Au vrai, s’il y a contradiction psychologique entre le réformiste et le révolutionnaire, il n’y a pas de contradiction logique entre la réforme et la révolution: il n’y a que des situations historiques, déterminées par la plus ou moins grande résistance du corps social au changement. Devant l’alternative réforme ou révolution, l’histoire, qui est devenir social, c’est-à-dire collectif, est en général beaucoup plus opportuniste que les individus: en toute circonstance, elle est beaucoup moins idéologique qu’on ne pourrait le croire et se fait sous la poussée des forces économiques, sociales et politiques en présence.Finalement, l’opposition réformisme-révolution pourrait bien recouvrir la distinction, introduite par Henri de Man, entre réformes de répartition et réformes de structure. Les premières portent sur le produit national, les secondes sur les conditions de sa production. Il peut arriver que la réalisation de réformes de structure exige une révolution. Mais cela n’est pas toujours nécessaire. Au-delà des différences de tempérament, c’est la nature du diagnostic sur cette dernière question qui détermine les options politiques des individus.• déb. XXe; « tendance aux réformes » fin XIXe ; de réformiste♦ Doctrine politique des réformistes. Le réformisme opposé à l'action révolutionnaire. Réformisme socialiste. ⇒ révisionnisme.réformismen. m. Tendance favorable aux réformes.|| Spécial. Doctrine politique de ceux qui sont partisans d'une transformation progressive de la société par la voie légale.⇒RÉFORMISME, subst. masc.Tendance favorable au changement par les réformes. Le moment parut venu à beaucoup d'israélites « éclairés » de remonter (...) au judaïsme biblique en ne conservant que le ritualisme strictement nécessaire au maintien de la synagogue. De là un « libéralisme » ou un réformisme (...) favorisant à la longue (...) la naissance et le développement de tendances modérées (WEILL, Judaïsme, 1931, p. 43).— POL. Doctrine visant à une transformation progressive de la société capitaliste par la voie de réformes et de moyens légaux et non à une transformation brutale par la voie de la révolution. Réformisme de droite. Lénine a mis les révolutionnaires en garde à la fois contre la « déviation de gauche » et la « déviation de droite » (...). La « déviation de droite » leur ferait oublier que l'idéal socialiste ne peut être réalisé par les voies du « réformisme » et dans le cadre de l'État bourgeois (VEDEL, Dr. constit., 1949, p. 208). Que le réformisme giscardien soit obligé de biaiser, de manœuvrer, parfois même de freiner, seuls les rêveurs s'en étonneront. Mais s'il partait en marche arrière, qui donc pourrait encore le prendre au sérieux? (Le Point, 12 janv. 1976, p. 5, col. 3). V. amélioration ex. 1.Prononc.:[
]. Étymol. et Hist. 1908 (SOREL, Réflex. violence, p. 65). Dér. de réformiste; suff. -isme. Bbg. DUB. Dér. 1962, p. 35.
réformisme [ʀefɔʀmism] n. m.ÉTYM. Déb. XXe; « tendance aux réformes », fin XIXe; de réformiste.❖♦ Doctrine politique des réformistes. || Le réformisme opposé à l'action révolutionnaire. || Réformisme socialiste. ⇒ Révisionnisme.0 Tout ce qu'il (le capitaliste) pourra faire, c'est entraîner, dans sa chute, le réformisme dans la continuité, celle-ci étant devenue la grande indésirable.A. Sauvy, Croissance zéro ?, p. 306.
Encyclopédie Universelle. 2012.